Si pour Martine Martine peindre est une seconde nature, l'acte qui la confronte à la matière l'arrime dans l'espace dont elle expérimente la réalité dévorante. Son oeuvre se construit de ses deux engagements auxquels sa passionnante aventure ne s'est jamais soustraite. Comment dès lors ne pas poser comme acquis, que la vocation a décidé de l'avenir de cette toute jeune fille, dont le regard s'est formé de la fréquentation quotidienne des chefs-d'oeuvre qui couraient sur les murs de la demeure familiale. De la détermination qui en naît certains y verront de l'entêtement à réaliser ce qui, au départ peut se traduire comme un rêve, avant de se révéler comme une question de survie. Sa ténacité se double de la persévérance et d'une exigence qui, avec le temps, n'ont pas faibli. Je m'explique. Pour Martine Martine, l'apprentissage de la vie s'est fortifié des lois de la croissance naturelle inhérente à toute chose, comme de la conscience du droit à la vie. Et la vie se cherche et se trouve dans la diversité de la nature humaine et de sa perception. Notre vision du monde y trouve son expression sous la forme concrète née de notre regard, de notre sensibilité, comme de nos idées. L’art qui puise à ces sources naturelles et intellectuelles, exige une discipline. La création revendique une folie inconsciente dans son audace à se confronter à la nature. Faire le choix d'un travail, dont les frontières de ses possibilités sont inlassablement repoussées, accepter le doute comme facteur fécond et non comme un handicap, vivre une passion arbitrée par un regard lucide, installent l'impétrante dans une indépendance d'esprit une solitude qui la renvoie à son indicible personnalité.
Au commencement est le dessin. C'est par la ligne que peinture ou sculpture advient. À l'Académie Julian puis à la Grande Chaumière, Martine Martine acquiert les rudiments du métier. L’étude engendre l'analyse qui ouvre sur la réflexion dont elle expérimente l'acuité pour donner à l'oeuvre future sa réalité, son authenticité qu'elle fera sienne. Le dessin est d'abord son moyen d'expression prioritaire, S'en étonnera-t-on lorsque l'exercice d'un art, quel qu'il soit ne prétend s'accomplir que dans l'approfondissement de sa connaissance avant le grand saut dans le vide. La liberté est au prix de la ténacité et de la patience à s'aguerrir au respect de la tradition, avec des outils dont l'artiste dépend et dont il doit se rendre maître. Complémentaire du dessin et cependant de nature opposée, la matière porte en elle tout son poids charnel. Un limon fertile que Martine Martine interroge dans ses premières peintures. Tel un sourcier attentif aux cheminements souterrains de l'eau, elle guette la vie, fait monter de la gangue la sève, débusque dans la couleur la lumière. Mais la peinture un jour ne lui suffit plus. Il lui faut comprendre davantage les plans dans l'espace, la ligne inductrice du rythme, l'équilibre des formes pétries par la lumière, interroger en recourant à d'autres moyens la ferveur contenue, les tumultes de la matière. Mue par une urgence à saisir la vie, à en débusquer les poussées secrètes dans la réalité de la sculpture, Martine Martine prend la mesure du rôle joué par les formes pour reconnaître les choses que nous ne connaissons pas (Gilles Deleuze).
Dans les ateliers de la Grande Chaumière Martine Martine a travaillé d'après le mouvement réel. Les séances quotidiennes passées devant le modèle l'ont familiarisée avec le corps humain. Un souci de tous les instants pour l'élève qui se met au plus proche de la vie. Ētre vrai : si modeste qu'elle soit, toute oeuvre véridique est intéressante, professait Bourdelle dont les murs de l'Académie résonnent encore des témoignages lucides de son enseignement. L’enseignement, un maître mot, au sens technique et spirituel, et dont la sculpture ne saurait faire abstraction. La présence du modèle est donc requise alors que le travail d'après les plâtres antiques est relégué aux calendes grecques.
Lorsque Martine Martine se lance pour la première fois dans l'aventure de la sculpture, elle décide de réaliser le portrait d'un ami, le sculpteur Gérard Koch, auprès duquel elle s'est initiée. Elle met en place une maïeutique plastique silencieuse pour autant interroger; qu'interpréter son modèle. Exercer sa sagacité tant sur le plan formel que psychologique lui fait prendre conscience de l'importance de la rigueur dans la construction. Il est révélateur de constater comment avec cette première sculpture Martine Martine retrouve sous ses doigts la vérité d'une expression arrêtée dans les esquisses et les ébauches. Elle va de l'intérieur vers l'extérieur. La forme procède du regard et de l'intelligence. Autrement dit, il faut observer le modèle pour le comprendre. L.:exercice est de taille et l'enjeu à la hauteur de son ambition : tenir par rap port à /'éternité, dit-elle. Le portrait de Gérard Koch offre d'emblée la maîtrise d'un regard qui élit deux profils à la fois, la face et le profil, pour rester au plus près de l'individualité de son modèle. Bourdelle avait décelé la pluralité des profils enfouis dans le corps humain, à la façon de l'arbre dont la splendeur naît des multiples ramifications tissées par la sève. En 1975, Martine Martine réalise une main qu'elle appelle L'arbre, réponse intuitive à cette correspondance. Le visage de Gérard Koch, presque triangulaire, a gardé les empreintes des doigts qui ont malaxé la matière réceptacle sensible pour une tension traduite par un relief tavelé. Le silence méditatif de Gérard Koch est celui de son interrogation, intériorisée, partagée par sa consoeur, sur son art. Confrontés aux mêmes problèmes plastiques qu'il leur faut résoudre, par et dans la matière, le modèle et son interprète, qui lui est redevable de ses débuts en sculpture, se rejoignent ici, complices d'un moment de vérité.
La vérité en toute chose. Et en sculpture, Martine pressent qu'elle passe par ses mains et par la matière. La sculpture s'offre à elle comme l'accomplissement logique de sa nature. Elle pourrait faire sienne la déclaration de Degas affirmant : La vérité vous ne /'obtiendrez qu'à l'aide du modelage, parce qu'il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte. Plus rien n'endiguera sa pugnacité à accoucher une humanité sortie de sa gangue de limon.
Les années soixante-dix sont des années où Martine apprivoise son langage. Plusieurs portraits témoignent de son métier en phase d'être maîtrisé. Ce sont les portraits d'amis proches, celui de Florence Marinot, la fille du maître-verrier; Maurice Marinot, un ami de la famille. Il y a un portrait de Josepha, celui de la marchande Katia Granoff, aussi poète, dont elle a saisi l'esprit de finesse et d'intelligence aiguisée, dans un visage d'une noblesse iconique. Un classicisme qui rompt avec ce que Rodin appelait le vidoursé, un modelé pur et lisse qu'il conteste pour revendiquer le pouvoir de faire du corps humain le lieu de toutes les émotions de la condition humaine comme l'exprime cette Tête de vieillard ( 1 975) qui renvoie aux visages de Pierre et Jacques de Wissant, Jean de Fiennes, Bourgeois de Calais
immortalisés par Rodin, à la suite desquels elle s'inscrit Un visage sculpté par la vie, buriné par les épreuves qui n'ont pas altéré sa dignité. Réalisés en 1 980, Le paysan et La paysanne (1980) et Le clochard et La clocharde s'inscrivent dans l'héritage de Daumier dont ces têtes partagent la veine caricaturale, dont l'étrangeté outrancière se tempère chez Martine d'un dérisoire bienveillant. Poursuivant sa galerie de portraits à la manière où La Bruyère a scruté ses contemporains avec les mots, Le bourgeois ( 1 985), La bourgeoise , La pro f, L'ami, trois bronzes datés 1 989, disent une autre vérité en questionnant leur état pour leur donner une nouvelle ressemblance . Dans les directions divergentes de son action créatrice, les gestes de Martine Martine sont les interprètes d'un pouvoir d'anticipation. Il revient à la main, de faire jaillir l'énergie, enfouie dans la matière inanimée.
Cette main qui travaille (la sienne, main gauche qu'elle regarde pendant que l'autre travaille), modèle emblématique d'une thématique qui s'enracine dans l'universel, est l'outil et l'esprit. Dès 1 974, Martine inaugure une série récurrente avec Frémissement. Une main dressée, les doigts écartés qui semblent appréhender dans le vide, un secret, dont elle garde le mystère qu'il revient à la sculpture de dévoiler: La main est à l'aboutissement du geste dont elle tente de suggérer le déroulement d'une action. La plus belle qui soit puisqu'elle a l'insolence de se comparer à la Création. Avec Martine, celle-ci est précocement torturée. En refusant la banalité d'une réalité dérisoire, elle s'expose à relever le défi de répondre à sa propre tourmente. Face à ses élans impératifs qu'elle se garde bien d'anémier par une pâle imitation, elle transcende ses personnages par une violence baroque qui l'impose très vite contre toutes les modes contemporaines.
Si les portraits s'inscrivent dans la continuité d'une tradition chère à la sculpture française, ses personnages nés d'un imaginaire visionnaire magnifient le magma originel duquel ils s'extraient. Ils appartiennent à un univers du chaos. Ils sont les habitants d'un monde qu'Héraclite disait être gouverné par la foudre'. Qu'il s'agisse du Vieux couple (1976), du Patineur (1976), le corps se tord, par contrastes de pleins et de déliés à l'assaut de l'espace. La série sur la danse, avec La sardane, Le sirtaki, Le swing, de 1979, Le Charleston de 1981, Le menuet de 1987, exprime un dynamisme qui nous renvoie à ce que Paul Valéry appelle l'informe dans Degas, Danse, Dessin. Les formes informes ne laissent d'autre souvenir que celui d'une possibilité . . . Les contorsions auxquelles sont soumis les danseurs aux jambes frêles, sont en accord avec le souci de rendre intelligible un mouvement dont il est difficile de rendre la continuité dans le temps. La perception visuelle en est syncopée, rompue par des plans montés pour construire le volume pour une chorégraphie réinventée, faite de gestes inachevés. Les corps, étirés par l'effort, secoués de pulsions accordées à une musique que nous devons imaginer, sont désir, joie édénique. Une allégresse, éloquemment exprimée dans La joie ( 1 980) dont l'hybridité laisse planer l'ambiguïté de L'homme-singe à l'origine de l'humanité, plus tard mue en béatitude avec L'optimiste ( 1999). La musique , Le craintif, Le gagnant, l' hymne au soleil, sont des petits bronzes réalisés à la fin des années soixante-dix avec lesquels l'artiste décline la permanence des attitudes en des variations infinies qui se poursuivent aujourd'hui, et dont nous pressentons bien la part imaginante des titres qui précèdent ces présences singulières dont l'action simultanée nous les rend familiers.
Tout une série de petits bronzes exaltent une dynamique saisie dans une liberté du
geste, improvisé et intuitif pour l 'approche d'un corps, symbole de la sculpture comme trous et bosses selon Rodin. Le déhanché, Le content, L'agité, Le coureur; L'hommesauterelle de 1987, complétés en 1988 par La gifle, Le prétentieux, L'obséquieux. Modelés au plâtre direct monté sur une armature de fil de fer articulé qui garde dans la forme la pulsion du geste arrêtant le mouvement, ils répondent à une structure du déséquilibre dans l'équilibre.
Les membres sont figurés par des lignes droites ou courbes, brisées, pour agir comme axes de force, dont le buste sert de pivot. Le mouvement giratoire qui en découle s'approprie l'espace. La peau est recouverte des pressions digitales semblables à des pustules sur lesquelles s'accroche la lumière.
1979 est une année clé pour Martine Martine qui réalise sa première grande sculpture : L'homme des bois. Un bronze de 1m10. En affrontant cette figure humanoïde, l'artiste révèle une volonté de monumentalité. Si Martine a en mémoire L'homme-forêt(5) de Germaine Richier, son analyse formelle convoque tous les signes qui rappellent les relations entretenues par le corps avec l'univers. Dans sa verticalité affirmée, le corps nu garde présentes les traces de l'assaut des doigts sur la cage thoracique bosselée, sur les membres malaxés sous la pression d'un pouce autoritaire. Les cicatrices, les scarifications disent la cruauté des combats, la caresse du vent, la brûlure du soleil. L’homme émerge d'une divinité païenne, profondément imprégné de l'idée de nature qui accompagne chacune des recherches plastiques de Martine. Son besoin d'enracinement dans une pérennité antédiluvienne se traduit dans ces pieds qui adhèrent puissamment à la terre, de laquelle l'homme est né. Son immobilité est contredite par un mouvement de marche esquissée. Se tenir debout, enracine l'être dans son identité qui fait acte de résistance. Marcher induit à l'action, mais provoque le déséquilibre. Avec cette oeuvre Martine nous fait comprendre combien notre destinée est précaire et soumise au phénomène d'entropie. La sculpture n'est-elle pas un recours pour l'endiguer ? La terre, de deux années postérieures (1981), énonce les arcanes formels qui donnent tout son sens à un engagement désormais irrécusable. Avec le pari fou d'éclairer le sens de notre présence dans un monde du commencement et de la fin, La terre se donne comme pendant à la sculpture précédente. Elle porte en elle l'évènement, elle est l'alpha et l'oméga. Elle est la vie. Ses bras tendus, aux mains en position de repliement comme pour garder le feu du foyer sont la matrice de ce corps qui se donne comme mémoire universelle.
Il est symptomatique de relever une récurrence thématique, déjà évoquée, dans l'accomplissement de l'oeuvre de Martine Martine. Ainsi la main apparaît-elle à la fois comme sujet et comme métaphore, alors même qu'elle est d'abord l'instrument de son entreprise créatrice. En posant comme postulat le respect de la mimesis, nous voyons comment sa recherche formelle naît de son dialogue avec la matière. La sculpture est une pratique qui engage le corps à part entière dans sa symétrie. L’autre est l'inconnu auquel elle s'affronte. Martine monte la matière sur une armature solide ou l'élimine. Sa main est ardente à l'éveil de l'inerte. Un geste duel, qui conjure l'invisible, le renvoie à son silence, dans la tourmente convoquée pour une évidence vitale. Il lui faut tendre vers le sensible, le visible . . . l'occasion de dire ce qu'est le néant. Le néant n'est rien de plus (ni de moins) que l'invisible, écrit Maurice Merleau-Ponty’'· dans Le Visible et l’Invisible. La sculpture s'écrit de gestes contradictoires et concomitants. Le plâtre est travaillé dans la surenchère, la glaise dans la dissymétrie des mouvements qui ajoutent et enlèvent. Chaque prise de matière dont Martine nous dit couler de ses doigts, s'ajoute à la précédente, procédant par addition de morceaux informes, ou bien supprime, afin de structurer une réalité qui advient dans la durée. La soustraction vient avec le démoulage, lorsque le plâtre en creux, détouré, visualise l'espace. De même, lorsque Martine travaille la cire, soustrait-elle la matière étape par étape. La main détoure la masse, l'attaque, la mutile parfois avec un couteau de cuisine. Le résultat est contenu dans le processus. Le combat est dans chaque battement de pouls. Le corps à corps est total.
On aura compris que la sculpture de Martine Martine est exclusivement figurative, ou
mieux, elle est figurée. À cela la réponse est donnée par un humanisme fervent qui lui fait occuper une place particulière parmi ses confrères. Si représenter; pour elle, est essentiel, elle sait aussi que l'introspection lui est inhérente, que l'artisan cohabite avec l'artiste, la main avec l'esprit. Comment en serait-il autrement alors que l'art puise aux sources en prenant pour modèle la nature dont il transpose les forces vitales, les tensions contradictoires, l'équilibre dans l'espace et l'harmonie qui y participe. La création pour Martine est vécue comme un élan instinctif, porté par son imaginaire qui transmet l'émotion dans la forme. On le voit bien avec La désespérance ( 1 982), un bronze de 1 m 1 0 de haut Arrimée au sol, muscles tendus et noueux, les pieds et les mains volontairement déformés, cette figure nous fait toucher des yeux sa substance la plus intime. Elle est l'incarnation de cette faculté sensitive consentie à l'homme pour donner à sa vie une dimension poétique, et non plus spéculative et qui aspire à la liberté de penser.
Interroger l'homme, questionner la nature, ses mains y pourvoient chaque jour; dans
l'atelier. Ce sont elles qui impulsent le geste créateur; ce que Gilles Deleuze nomme gestus, pour l'émergence d'un monde sur lequel Martine règne en Demeter. Les mains se tendent, doigts légèrement écartés, pour rappeler qu'elles sont l'interprète d'une conscience avertie, Sérénité ( 1 990), qui s'apprête à dialoguer avec le matériau dont les mains interrogent la consistance, l'épaisseur grasse. Le savoir (1982) les symbolise. À L'arbre précité, répondent L'araignée ( 1 992) et La gronde araignée ( 1 993), deux mains dos à dos dont les phalanges incurvées se font pattes griffues. Une envolée symbolique qui mêle le tronc aux branches de l'arbre dont les racines plongent dans la terre, les membres arachnéens de l'insecte et les doigts d'une main active jusqu'au bout des doigts pour un récit métaphorique.
La narration sanctionne un parcours qui désormais s'appuie sur une perception plurielle de la matière et de la forme pour une oeuvre prémonitoire. La gravité de sa sculpture tient autant au sentiment d'intemporalité qui s'en dégage qu'à l'interrogation qu'elle porte sur le corps humain. Sa représentation est une mise en abyme depuis la nuit des temps par l'homme, qui se choisit alors pour modèle et osa dessiner son image sur les parois d'une caverne qui ignorait la lumière du jour. En conjurant la mort, la trace écrivait la première page de l'histoire et l'ancêtre de l'humanité se prit à rêver à l'éternité. Ce geste insensé a engagé toute la création artistique future, la création tout court qui, désormais, aurait le temps comme interlocuteur. Cette lutte conjuratoire se lit aussi bien dans L'appel (1983), Hésitation
(1983) que dans L'automne (1983). Le corps y est mis à nu comme unique succédané à sa présence perpétuelle. Dès lors que Io figure humaine est Io norme . . . et que c'est notre corps qui nous donne une idée de l'espace (Henry Moore), le corps humain s'impose comme le fondement de la sculpture. Le lanceur (1992) ne regarde pas du côté de la statuaire grecque, il avoue le doute qui l'assaille au moment de la compétition et son appui sur sa seule jambe droite, au moment de l'effort à fournir; sert l'interrogation partagée par le sculpteur sur sa quête constante de l'équilibre. La destinée se décrypte dans ce théâtre de la vie humaine, mis en scène par Martine Martine.
Ce corpus ne délivre aucune anecdote et nie le réalisme qui en découle. Ces êtres sont l'humanité tout entière dont Martine Martine retrouve sous ses mains la souveraine anatomie. De la destinée de l'homme, l'artiste en circonscrit les beautés, comme la souffrance, j'implore (1990), la grâce incarnée par L'illumination (1994), la peur, L'esclave (1996), le doute avec Lassitude (2002). Du plâtre ou de la terre, matière exacerbée, violentée, prend forme un corps dont elle met à jour les forces originelles. La source (1982) est à \'unisson de cet instinct de vie qu'un autre bronze, Le bain ( 1982), exprime dans un mouvement, éminemment suggestif.
La genèse de nos attentes inavouées y est tapie, pour un éveil sensuel fécond. Les titres chez Martine valent comme points d'appui à un imaginaire en prise sur la mémoire collective universelle. Le regard qu'elle porte sur la vie est celui d'une lucidité amène qui lui refuse le modèle idéal pour lui préférer sa propre exploration. Ce qu'elle lève de l'informe, c'est la force vitale cachée dans la création qu'elle rend visible. Ce mystère qui habite le néant et qui prend forme de la matière, non pour reproduire le visible mais pour en transposer l'apparence, en faire surgir les actions et les sentiments, habite toute tentative jamais aboutie de domestication du hasard. Chez Martine Martine l'intuition a sa part dans une activité qui exige au départ la domination d'un métier, impose des contraintes inhérentes à une technique, requiert le contrôle des gestes, laborieux, calculés, face au risque permanent de l'échec.
L'espace dont s'empare la sculpture est un vide habité de tout ce que l'humanité en
marche depuis des millénaires y a déposé secrètement. Quel mythe convoquer, pour écrire ce corps secoué par autant de conquêtes que d'échecs ? Comment exprimer le dialogue muet de l'homme, avec Dieu ? La prière, bronze à échelle humaine qui est symbolisé par une figure féminine, portant les stigmates de la vie, s'incline vers la terre. L'.expression de l'invisible n'est-elle pas dans ces mains, non pas pressées, mais l'une au-dessus de l'autre dans une attitude d'irréductible confiance soumise ? Le poids du monde - il est symptomatique de le retrouver comme titre d'une scène où quatre personnages sont adossés à un pilier - pèse sur ces épaules arrondies comme une chaîne de montagnes dont les assises se perdent dans ces jambes massives et pesantes. La coulée de bronze, en transfigurant les parties creusées et les reliefs saillants de la matière qui incarne la forme, l'a pourvue de la tension originelle, faite de joie et d'angoisse, d'une attente confiante, dans l'ordre de la vie.
Les hommes et les femmes sont ce que la vie les fait. Leurs masses charnues, leurs
mains épaisses et pesantes, leurs faces plissées, leurs corps obèses ou décharnés sont ceux d'une humanité souffrante au plus profond de son attente inavouée. Toutes les déformations volontaires qui se lisent sur le corps n'ont d'autre raison que de traduire sur lui les pressions du monde, le dérèglement de ses espérances les plus folles. Par ailleurs, le traitement érodé de la matière est renforcé par la patine à laquelle Martine Martine reste très attentive. Quasimodo (1990), avec une deuxième version de plus de 2 m de haut, réalisée en résine en 1999, présente le déséquilibre d'une nature dévorante. Plus saturnienne est La danse des ombres (1992). À quel univers appartient La bête humaine ? Échappée de quelle forêt, agitée par quels étranges mouvements de l'âme ? Martine Martine laisse poindre dans son inconscience créatrice les tourments du premier homme. L'attente anxieuse du primate, son tremblement face à l'inconnu sont ceux qui rongent Le félin (1994).
Nous voilà devant la tentation d'une expression tératologique, où le monstrueux serait pris dans un mouvement, ou un geste de la matière, pour en entraîner un autre, jusqu'à l'émergence d'un personnage hybride. Cette distorsion, Martine Martine y consent dans des personnages empruntés à une mythologie ancestrale où la métamorphose a sa part. L'homme se raconte dans une enveloppe complexe, mais jamais défigurée. Le cheval-homme (1998) se cabre sur ses jambes postérieures et revendique la posture verticale de la pensée, et L'homme-chat (2001), énigmatique hybridation, garde le secret de sa tentation biomorphique.
Le symbole joue ici son rôle de révélateur : Si la démarche de Martine est souvent
qualifiée d'expressionniste, c'est qu'elle met en jeu un phénomène d'interactions qui se fondent de manière indissociable. Le mystère c'est d'être tout le temps dans l'équivoque, disait Odilon Redon, qui poursuivait, dans les doubles, triples aspects, des soupçons d'aspects, formes qui vont être ou qui le seront selon l'état d'esprit du regardeur. Toutes choses plus que suggestives puisqu'elles apparaissent (7).
Que fait-elle d'autre lorsqu'elle s'approprie la mémoire collective et s'érige en
passeur d'émotions ? L'humanité se confie dans La grande ronde (1985), face au Banc des dernières amours (1986) . En 2000, la commande publique passée par la mairie de Valence d'Agen, La ronde de la fraternité, est installée sur la place de la cathédrale . D'impressionnantes figures s'enlacent, se soutiennent dans un élan d'une généreuse effusion partagée dans un oecuménisme avec une force et une conviction, traduites dans une forme qui atteint l'ultime précision, dans la vérité de son style.
Convaincue, Martine Martine transmet un amour de la vie qui lui fait toucher des mains, la chair de la sculpture. Le thème du cheval, autre thème prioritaire dans sa peinture, est abordé en sculpteur. Elle renforce la présence de l'animal dans l'espace. Comme souvent l'expressivité dicte son modelage, abordé dans la spontanéité de son geste qui ne se départ jamais de la justesse formelle. Sa démarche humaniste explique sa curiosité inlassable qui, dans ses années récentes, l'ont vue aborder un nouveau thème, celui des sumos. Apparus d'abord au lavis sur de grandes feuilles et en peinture, les héros d'une lutte gigantomachique, codifiée depuis des millénaires, pèsent d'un poids formel qui interroge le vide.
Le vide, interlocuteur privilégié de la sculpture. Le vide, cette sphère active comme la nomme Giacometti, que Martine Martine apprivoise au fil des années. L'oeuvre aujourd'hui est solide d'un corpus qui témoigne d'un langage de son temps. Son questionnement de la forme s'accorde à une pensée qui s'enracine dans un humanisme ancestral, revendique ses liens avec un primitivisme atemporel. La vie intérieure s'y coule et c'est elle que Martine Martine saisit pour témoigner de la permanence de la place de l'homme dans l'univers.
Lydia Harambourg
Historienne de l'Art
Juin 2006