11 septembre 2001
9 septembre 2001. Martine Martine dresse une toile vierge dans son atelier, rectangle vertical. Elle se concentre, elle centre, elle dresse son centre : deux avant-bras érigés, deux mains happées vers le ciel, deux mains gauches, jumelles, paumes ouvertes. Les sillons, les étages des phalanges se superposent, degrés familiers, rassurants. La main gauche, à senestre, replie à l'horizontale, comme un crochet rentrant, l'auriculaire et l'annulaire.
10 septembre: Martine M. insiste autour des mains sur la pâte rougeoyante et brune, le feu ? le sang ?. A peine deux lumières bleues résistent dans le haut, le ciel ? Ces bleus qui disparaissent dans la tourmente picturale sont sublimes, entre lumière et ténèbres. Le fond de la toile se charge de magma lourd et menaçant.
11 septembre 2001. Les Twins Towers, le World Trades Center, à Manhattan, s'écroulent dans la stupéfaction, la terreur planétaire. Des milliers de victimes. La plaie est ouverte ; brutalement. Jaillissent le sang, l'effarement, l'Humanité se réveille, atteinte au point capital de ses enjeux, de ses questionnements, de ses inconséquences. Les tours jumelles dans leur hardiesse, leur orgueil inébranlable, vaquaient à leur mission : centre du commerce mondial. L'horreur surgit de l'espace. Tout danger était prévu, même celui d'un avion percutant la Babel. Les assises semblaient solides, mais les vertèbres, les colonnes du temple du négoce mer- cantile ? ... Le coeur est atteint, explose, l'inconcevable est conçu, la plaie effroyable
perfore la certitude humaine ...
Après le 11 septembre : Martine Martine revient à sa toile, bouleversée, blessée dans son humanité. Son travail est le médium de sa vie. Depuis le 11, les médias diffusent en boucle obsessionnelle ce qu'elles ne pouvaient prévoir dans leur boulimie de prévisions, le monde se repaît de sa propre terreur.
Le monde balbutie le courage de regarder en face ...
Seule, dans son atelier silencieux, Martine reprend l'offertoire. D'autres mains entourent, effleurent les mains jumelles. Avec elles comprises, onze mains témoignent. Onze, le nombre mystique de la communauté souffrante et militante. Des mains violacées, se nécrosant, des mains vertes ou bleues, bleues et vertes, des mains ensanglantées, des mains exsangues, des mains scarifiées, sacrifiées, démembrées ... Des mains suppliantes, des mains tombantes, renonçantes, vaincues, des mains plantées dans le socle embrasé, holocauste de l'Humanité en sa clameur.
Les doigts parlent, indiquent, désignent, bénissent, appellent, s'agrippent, offrent, écrivent, dansent et tombent. Tombe. La tombe funéraire porte en elle l'ombilic d'une renaissance.
Mains d'hommes, main de l'Homme. L'humanité appelle, l'Humanité se supplie
elle- même. Appelle au-delà ...
A six siècles de là, Mathis Gothart Nithart dit Grünewald(2), exacerbe la torture, la souffrance, la supplication, l'espérance autour du Crucifié, triomphe apparent de la tentation du Mal. Le cri déjà, des mains suppliciées. Mystère ...
L'Homme en son Fils, suppliant, mains radiantes tendues vers la main radieuse.
Martine M. ou la force du vrai (1)
Martine Martine : dichotomie, gémellité d'une personnalité insistant par son prénom répété, comme applaudi. réfléchi sur elle-même - paradoxe à l'origine, par timidité pour ne pas démentir - ? D'emblée.humour juvénile. délicatesse et féminité se conjuguent par ce renvoi en miroir superposé qui se (dé)double.
Tout est chez elle générosité. joie édifiée, vitalité cultivée.
Tissu de discrétion sur filigrane d'une énergie radicalement féminine en vérité qui doit éviter le piège de l'instinctif amalgame frileux et conventionnel, à la virilité ? Mais pourquoi, grand Dieu. ne pas reconnaître en l’oeuvre d'une vraie femme sa vérité profonde, sans dépendance référentielle, comme s'excusant d'un tel po1entiel à la polarité masculine complémentaire dont on fait, dommages incalculables. une force dominante.déséquilibrante par-là même les deux magnétismes, la double ascendance, les mutuelles influences, les riches plénitudes pendulaires et indissociables ?
Est-ce si déstabilisant pour l'hominien moyen de reconnaître à des bras. des mains de femme, instruments d'une entité spirituelle et intellectuelle d'origine matricielle. maternelle. la maîtrise d'une sève créatrice qui force la conviction sinon l'admiration?
Martine secrète une farouche détermination à vivre d'enthousiasme et son âme crépite dans un regard vif, joyeux, qui lance des étincelles de générosité, des flèches d'énergie. Sans repos Martine s'inquiète de tous et de chacun, ce regard de biche inquiète et même douloureuse accompagne la quête de son coeur, dans une extraordinaire mobilité attentive. Mais dans le sourire un voile mélancolique de compassion - les oeuvres confinnent - pudiquement, recoure l'angoisse existentielle que cette femme intelligente et profonde assume en compassion universelle avec "les tragédies de l'Histoire : holocauste qui fait de l'homme bourreau de ses frères, homme félin, la bête qu'il prétend combattre en ceux-là mêmes dont le ciel aspire les mains douloureuses, tendues d’espérance. Martine a-t-elle conçu ses félidés auprès de Maurice Marinet. grand ami de Pierre Lévy qui. avec leur ami Derain, fréquentaient la cage aux Fauves ?
M. Martine ne cède en rien - Il lui serait aisé - à de faux-semblants d'une science artistique, d'une haute culture dont s'est trouvé drapé son berceau : spontanéité certes, mais construite, Imprégnation artistique intrinsèque. bain constant du contemporain, atemporalité jusqu'au présent de son entité. Cet amour de la culture, de ce qui fait la douce civilité des rapports humains, le bonheur de la connaissance, transparaît dans ses amoncellements apparemment anodins de livres épais, de livres de bibliophiles, de livres de sagesse et de science dont elle aime à s'entourer. Leur équilibre souvent instable dans ses compositions révèle en même temps la fragililé de toute chose, de tout trésor ici-bas. La vie le lui a appris. Elle. célébre non l'esthétique mais le choc vital comme Dubuffet Françoise Cohen. Un sourire frais comme la peinture franche et prometteuse sortant de son tube. avec une indéfinissable mélancolie là. dans un coin. ce qu'il faut de nuages pour faire valoir le jour ; courageuse sérénité qui sait ce que l'humanité recèle de tragédies. par expérience intime ; accueil équanime projeté sur l'autre. égards de grande Dame de haute simplicité, douce vigilance et gestuelle discrète : telle apparaît la dilettante qui oeuvre cependant d'un labeur professionnel.
Son atelier embaume jusqu 'à l’enivrement l'oeuvroir d'artiste comme une cave le bon vin fleuri de moisissure noble. Dès l'entrée. l'on se croirait du serail à fréquenter cet univers complet complexe où rien ne manque de ce qui peut faire rêver d'un idéal. Vastes baies lumineuses et gourmandes, parquet crissant et chaud, blanches parois, râteliers et mezzanines à faire pâlir bien des réserves muséales, escaliers et recoins piranésiens, hautes poutraisons et mystérieux débarras, armoires secrètes et rangées d'ébauches, chevalets et palettes en orgies de matière polychrome, mottes et tours de sculpteur, escabelle et poufs à modèles, bouquets de pinceaux et blouses oubliées. vénérables vélins et computeur vigilant piloté par l'ange archiviste Guillaume au dévouement discret et passionné, yetis néandertaliens et chevaux hennissant jaillis d'un fantasmagorique Cadre noir, plâtres duveteux et bronzes altiers, maquettes monumentales et croquis hâtifs. Ordonnance spontanée, univers fascinant de liberté, existentiel et frémissant, creuset d'intense imaginaire et laboratoire rigoureux où Martine accueille également son art et ses hôtes avec charme et prévenance, jusqu'au coin de table dressé délicatement autour d'un repas de fortune et de grâce où tout est prévu, même quelques fleurs, avec l'élégance d'un prime saut.
M.Martine - elle signe ainsi - est sage-femme, parturiente tout à la fois. mère foncière dont l'expression gestuelle et violente ou bien contemplative et allusive caractérise un instinct matriarcal, chtonien. Il y a quelque chose d'amniotique dans l'expression de Martine : univers placentaires aux bleutés cosmiques, bruns épithéliaux irrigués de sang, verts abyssaux , un peu glauques, des couleurs pures, des audaces de peintre fauve, des surfaces mouvantes de poches embryonnaires. Martine modèle, façonne, sculpte, dessine et peint en mêlant du magma primordial à sa vibration, â sa lumière rejoignant la pensée scientifique contemporaine qui au-delà de l'humain, fait émerger la notion de vivant. ·
Surgissent d'inoubliables puissances tel le Prophète bleu, théophanie intemporelle des voix d'outre-tombe en cri d'outre-vie, antre de la parole et du regard creusé dans l'êtemet ; tors des cheveux en couronne branchue,visage torturé par le cri de la. vérité sculptant la proclamation. Le pinceau, le couteau qui jetèrent sur la toile ces plages de materia prima â la fois drue et spumeuse n'auraient pas démenti un Rouault, un van Gogh, un Ensor, un Soutine " l'un de ses plus forts inspirateurs • Claude Roger-Marx ... ou même un Rembrandt.
Cacao préfigurait cette poignante grandeur : clown-clochard tragique entre détresse de van Gogh et capture essentielle d'un van Dongen; face terreuse burinée de tous les reproches faits et subis. béance des marigots pochant leur fatigue autour des yeux qui savent trop, â l'espérance éteinte depuis si longtemps dans le poussier du malheur, circonflexe buccal en lourde pierre de tombeau, lueur latérale et visqueuse d'un en-delâ irrécupérable ...
Au scalpel de la linogravure, l'Ar1iste humble et sans concession creuse son Portrait - 1975 - en négatif, épreuve à partir de laquelle le positif pourra surgir, poignant. Elle épluche toute apparence et affouille le tréfonds apitoyé. sans concession:vérité drue, regard au fond des deux grottes des yeux happé dans la détresse de l'être, sa grandeur et sa misère métaphysiques, ignorant peut-être la splendeur de son au·delà;
Sa Mère qui dort - 1980 - atteint à la sublime tendresse, au mystère d'un croquis de
Rembrandt.
M. Martine est infiniment sociable : en témoignent ses sujets aux personnages multiples, assemblées, danses. bains… Ses Vernissages (1) sont suggestions figuratives en s'y figurant elle-même ,autoportrait d'une héroïne de la fête dans un espace tchékhovien, clos autour d'une chaleur amicale et mondaine, chuchotement des conversations auxquelles participent les oeuvres, caricatures à la lois tendres et sans illusion esthétique.
Passion également des Concerts qui révèlent la sienne pour la musique en symbiose avec l'espace, les auditeurs, les exécutants, sol mouvant, indéfini, souple comme une membrane résonnante.
Le violoniste aux mains traduit cette frénésie intime de vibration , l'intensité de l'émotion, de la tendresse, de l'effusion à l'écoute de la musique audible ici par l'hyper évocation du toucher : Les mains sculptent l'espace sur les cordes invisibles du violon central lové sur l'épaule de l'artiste comme un enfant dans le cou chaud du musicien, cordes pincées, cordes orgasmiques caressées, chorégraphie de ces cordes naissantes ne s'achevant qu'en invisibles prolongements jusqu'aux confins de l'inaudible ...
La main de l'artiste hurle sa passion, lyrique et douloureuse. Mains éloquentes, dansantes, con-figurées au logos intérieur, douloureux et magnifique, dans l'attraction de l'espérance. Mains orantes. Martine athée, dit-elle, tout en expliquant qu'il n'y a pas d'art sacré plus que profane, parce que tout art est sacré ...? Des mains à la Franz Hals, celles des Régent (6) par exemple , celle de bronze , tétanisée, crispée de Rodin (7) Prolongement des corps agités hyper membrés, Martine-M. trahit cette obsession de sa main, ces mains mille fois auto-portraiturées en bouquets, en larmes (8). en griffe (9) · en ascension (10) chorégraphique et paroxystique, univers (11) démiurgique, grouillant et multiple par vols phalangiens, langage pour sourds-muets, en cohérence avec les cordes d'un violon (12). ces
supplications dans la danse écorchée du repentir fulgurant, scarifiées, comme démasquées (13), ces cavalcades aux index hennissants (14) en se dressant sur les quatre autres doigts, métamorphose de parade équestre ...
Monde prodigieux des chevaux, l'un de ses thèmes favoris les plus éblouissants : M.Martine les dompte en géniale écuyère tant dans ses études, lavis, peintures que dans ses fulgurantes sculptures. Il y a du centaure en elle qui fait corps avec le mystère captivant de la beauté équine. Le bal des chevaux (15) fascinante prestation anthropomorphe - à moins que des couples humains soient pour elle plus équinomorphes ? - Introduit dans le Petit paradis de chevaux, (16) enchantement onirique de pure lazulite évoluant comme dans un conte d'Hoffmann.
L'incantation culmine dans les ronde-bosses. L'empreinte du maître-verrier Marinet paraît dans ses masses charnues et bulbeuses. Les surfaces sont d'emblée dermes profonds et bouillonnants, à l'envie de la «robuste noblesse du verre chaud et épais» Maurice Marinet. Les formes modelées sur le souffle, les chairs épaisses travaillées à l'acide ou modelées â chaud dans la pâte vitreuse deviennent avec le plâtre et la terre puis dans le bronze, intériorité captive d'une matière aérienne et tactile, frémissante des pulpes digitales. Ses géants néo-humains martèlent l'espace de leurs formes vacillantes entre la pré-humanité en quête de beauté et la force brutale de l'espèce accablée de souffrance ... Prémonition, testament, avertissement ?
Les portraits bustes - celui de Florence Marinot par exemple - 1978 - tremblent de tavelures et textures appliquées en strates avec les doigts, les paumes. la rondeur de la souris du pouce, la lunule extrême des phalanges, comme le peintre travaille la pâte picturale à la brosse ou au couteau spatule : alchimie d'épousailles entre matière et lumière. L'espace - matière-matériau incarnés adoubent le besoin d'exprimer l'existant, l'être des choses et des personnes, pondération ancrée dans le réel, globalité et distorsion de la matière-chair au gré des fluctuantes de l'âme selon ses états de pâte ignée et/ou terreuse, de selve chlorophyllienne et de plasma sanguin.
La Danse autour de l'homme, (17) atteint à l'universel harmonique, incantation de l'essentiel de l'être humain qui est d'évoluer dans l'espèce comme dans l'espace, en plénitude d'expression, déployant toutes les forces motrices et directrices. Martine bâtit des corps nus aux pieds radiaires et jambes-troncs d'une puissance radicale, faisant jaillir et se tenir les êtres comme des arbres. Les grands lavis notamment sont des études chastes et sans complaisance, célébration des formes pour elles-mêmes, nervosité et inachèvement des contours· tout à la fois comme pour les laisser aller en liberté, jusqu'à faire, telle Vénus de la Galatée de Pygmalion , des corps animés de sculptures dansantes sur leurs socles.
"La nature morte deviendra nature vivante. Comme la vie elle aura toujours quelque chose de nouveau à vous dire, quelque prestige à faire luire, quelque mystère à révéler" M. Proust. Celles de Martine sont filles de Cézanne : être hic et nunc, cerné dans sa réalité terrestre. Un petit déjeuner"' : tasse, soucoupe et cuillère, pain entamé et citrons, cruche et théière passoire, confiture en pot sous couvercle de cellophane, nappe peut-être blanche mais surtout épaisse qui gobe toutes les couleurs et ombres de la pièce, boiseries cossues de la salle au parquet d'antan. Et les trois convives absents approchent de l'espace enclos : bonheur d'être et présence d'esprit.
La richesse de M. Martine est ici à peine effleurée . Maîtresse de sa maison intérieure, elle l'orne comme les peintres du Nord mais elle sculpte avec la fougue tragique du Sud. Elle engendre des mondes et caresse le sien, avec une trame d'angoisse qui creuse la fécondité en combattant la mort, donnant à sa générosité foncière et rayonnante la lourde mission de conjurer les affres de ses angoisses, rejoignant, dans une poignante empathie, celle de toute humanité .
Isabelle Rooryck,
conservateur du Patrimoine - Musées de Tulle Commissaire des expositions 2002
sur Martine Martine à Tulle